samedi , 7 novembre 2020
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Donald TRUMP, President élu des Etats-Unis
Donald TRUMP, President élu des Etats-Unis

Donald Trump : Une victoire contre le multiculturalisme

Pour l’historienne des États-Unis Caroline Rolland-Diamond, qui vient d’écrire une somme sur la lutte inachevée des Noirs américains pour l’égalité, la victoire de Donald Trump est d’abord l’expression d’une réaction nostalgique et conservatrice contre le multiculturalisme. Les nominations de Donald Trump à la Cour suprême pourraient précipiter une « bascule » conservatrice.

Caroline Rolland-Diamond, historienne des États-Unis à l’université Paris-Ouest-Nanterre, vient de publier Black America (éditions La Découverte), première somme francophone sur la longue histoire des luttes des Noirs américains « pour l’égalité et la justice », du XIXe siècle à aujourd’hui. Cet ouvrage, largement salué, remet notamment au premier plan les femmes, souvent laissées au second plan par l’historiographie dans ce qu’on a appelé le « mouvement des droits civiques ». Elle revient pour Mediapart sur la victoire de Donald Trump et ses conséquences possibles.

Mediapart : À l’antenne de RFI, il y a quelques jours, vous pariiez, comme beaucoup, sur la victoire d’Hillary Clinton. Que s’est-il donc passé ?

Caroline Rolland-Diamond : Quelques États ont basculé et la mobilisation de l’électorat blanc, assez divers, qui s’est portée sur la candidature de Trump, a été sous-estimée : il a exprimé sa colère et le rejet de l’Amérique incarnée par Barack Obama. Le rejet d’Hillary Clinton a lui aussi été sous-estimé. Il y a une Amérique plus visible que l’autre : l’Amérique du changement, du progrès, multiculturelle, qui est aussi celle de l’avenir puisque toutes les évolutions démographiques vont dans ce sens. C’est elle qui concentre le plus d’intérêt de la part des politiques publiques et des médias. En face, il y a une Amérique des villes industrielles en déclin et rurale, de plus en plus marginalisée. Mais elle regroupe encore une forte partie de la population, qui est allée voter.

S’y ajoute une Amérique de la petite classe moyenne, des petits businessmen, qui ont entre 45 et 65 ans – les moins de 45 ans, eux, ont largement voté Clinton. C’est la génération des guerres culturelles, celle qui a vécu le « politiquement correct » comme une remise en cause de ce qu’ils sont : toute leur vie, ils ont senti qu’on leur interdisait de s’exprimer, que leur mode de vie était présenté comme rétrograde, réactionnaire, raciste. Cette colère s’est déjà exprimée dans le passé, lorsque Bill Clinton était président [1992-2000 – ndlr]. Mais pour la première fois, et c’est là le côté inédit de sa candidature, Donald Trump a tenu un discours totalement décomplexé. Il a proféré tout au long de la campagne des discours racistes, sexistes, xénophobes que l’on n’avait pas entendus avec une telle intensité sur tous ces fronts depuis les années 1920, même pas au plus fort des batailles opposant deux Amériques au sujet des droits civiques des Noirs. Trump nie notamment les avancées du féminisme, et cette Amérique-là ne veut pas d’une femme à la Maison-Blanche. Ces propos racistes, sexistes ne sont pas des dérapages. C’est ce qu’il pense. Il incarne à la fois la colère du déclassement et une réaction contre ce « politiquement correct ».

Aux États-Unis, ces jours-ci, il est beaucoup question d’un white-lash comme clé d’explication : autrement dit, une réaction des Blancs qui expliquerait la victoire de Donald Trump. De quoi s’agit-il exactement ? Cela vous paraît-il justifié ? 

C’est juste, mais c’est un peu plus compliqué. Il y a bien sûr les Américains blancs de l’alt-right [lire notre enquête] qui ont une vision identitaire marquée, refusent toute mixité raciale au nom de la pureté de la race, veulent rétablir un ordre ségrégationniste – a minima en revenant sur les acquis des années 1960 qui ont aboli la ségrégation et redonné le droit de vote aux Noirs – et une hiérarchie raciale stricte. Mais cette extrême droite, très organisée, ce n’est qu’une petite minorité des électeurs de Trump.

Au-delà de ça, il y a des millions d’individus, isolés, qui pensent ne pas avoir droit à la parole. Il y a des raisons économiques bien sûr – les effets désastreux de la mondialisation pour la petite classe moyenne. Mais ils sont aussi les nostalgiques d’une Amérique plus simple, moins inquiétante, car ils pensent que les « valeurs américaines » y étaient, selon eux, plus claires. L’Amérique blanche et les valeurs individualistes dominaient, sans être compliquées par des questions de justice sociale, de justice raciale, de multiculturalisme ou d’ouverture vers l’étranger. Cette élection, c’est l’expression d’une grande nostalgie pour une Amérique mythique, qui n’a d’ailleurs jamais vraiment existé. C’est une Amérique idéale, avec cette rhétorique viriliste de Trump qui renvoie au mythe du cow-boy. Elle exprime une volonté de revanche d’Américains qui se sentent lésés par les évolutions économiques, se sentent méprisés par le système et les médias qui les considèrent comme des rétrogrades.

C’est aussi un mouvement profondément conservateur, comme le prouve le vote massif des chrétiens évangéliques pour Trump, qui, malgré son amoralisme, a choisi un colistier chrétien ultra-conservateur, le gouverneur de l’Indiana Mike Pence [lire notre article]. Pour satisfaire son électorat, Trump a annoncé qu’il nommerait très vite un juge ultra-conservateur à la Cour suprême, partisan du Second amendement garantissant la liberté du port d’arme et opposé à l’arrêt de la Cour suprême de 1973 légalisant l’avortement. Trump a aussi annoncé qu’il pourrait poursuivre en justice les femmes ayant avorté. Or l’avortement, c’est, depuis sa légalisation par la Cour suprême en 1973, le grand cheval de bataille de la droite évangélique. Même s’il n’est pas certain qu’il tienne sa promesse, vu les oppositions qu’il devrait rencontrer…

Dans quelle mesure l’élection de Donald Trump est-elle une réaction à la présence à la tête du pays, pendant 8 ans, de Barack Obama ? Obama, c’est non seulement le premier président noir du pays, mais c’est aussi un homme dont le deuxième prénom est Hussein… et dont une bonne partie de la droite américaine, à commencer par Trump d’ailleurs, a longtemps mis en doute la nationalité américaine ? 

Le fait qu’Obama soit président a joué un rôle net dans l’élection de Trump. Une grande partie des Américains n’ont n’a jamais supporté qu’il occupe la Maison Blanche, même s’il a toujours veillé à ne pas se présenter comme un président noir. Obama a longtemps essayé de minimiser l’aspect racial dans sa présidence et n’est intervenu sur la question des inégalités proprement raciales que tardivement, notamment quand la question des violences policières contre les Noirs est revenue sur le devant de la scène. Il a alors fait des déclarations historiques, par exemple en parlant du racisme ou en disant qu’il aurait pu être Trayvon Martin, l’adolescent noir tué en 2013, ou en parlant de la persistance du racisme. Cela a contribué à alimenter la haine contre lui.

Il y a aussi toutes les polémiques qui ont accompagné son début de mandat, quand il a été dépeint comme un « musulman » et pas comme un Américain. Cela a ensuite été instrumentalisé par la campagne de Trump qui a dénoncé une sorte de collusion d’Obama avec les terroristes, lui a reproché de n’être pas clair sur ce sujet, a amalgamé Noirs, musulmans, islamistes et terroristes, auxquels on peut rajouter les Mexicains « violeurs » et « trafiquants de drogue » : tous ces « autres » qu’il faut rejeter ensemble. Quand Obama a été élu, on a vu resurgir un discours de haine raciale qui ne s’était pas exprimé depuis les années 1960. Cette rhétorique a été remise sur le devant de la scène par Trump.

Les minorités découragées de voter

Donald Trump a beaucoup parlé des « thugs » (racailles) noirs pendant la campagne. Il disait en 1991 que la « fainéantise » était un « trait de caractère » des Noirs. Il a réactivé tout un imaginaire raciste…

Cet imaginaire est construit depuis les années 1960, encore plus depuis les années Reagan quand s’est développée une rhétorique non ouvertement raciale pour parler des Noirs. C’est la fameuse Welfare Queen dénoncée par la droite, cette mère noire avec enfants qui serait la bénéficiaire typique de l’assistance publique. Les chiffres démentent cette idée, puisqu’en réalité, les Blancs vivent bien plus de l’aide sociale que les Noirs. Trump s’inscrit dans cette lignée, c’est sa génération, c’est un discours auquel il a toujours adhéré. Ce qui est nouveau, et très efficace, c’est qu’il exprime ce sentiment raciste sans vergogne. Ce qui lui permet en même temps de dénoncer le système, les élites, l’establishment, et cette hypocrisie qui, derrière un discours non stigmatisant, empêcherait de voir les vrais problèmes. De fait, il y a encore des problèmes sociaux très graves dans les quartiers noirs laissés-pour-compte, où se conjuguent ségrégation, pauvreté, chômage et violence. La réalité, c’est que peu à peu, et trop lentement, les indicateurs sociaux dans ces quartiers s’améliorent. Trump, lui, noircit à dessein le tableau. Et ça marche.

Les Noirs ont voté massivement pour Hillary Clinton (88 %, selon les sondages sorties des urnes), beaucoup plus que les Latinos. Ils ont cependant moins voté pour elle que pour Obama (93 % en 2012). Pourquoi ?

Je ne pense pas que cela soit dû à la déception par rapport à Barack Obama, même si elle est réelle. Plus largement, c’est dû au manque d’enthousiasme pour Hillary Clinton, qui s’est prononcée assez tardivement contre les violences policières et pour une réforme du système de justice pénale : beaucoup de Noirs ont surtout voté contre Trump.

Mais il faut aussi signaler un autre facteur méconnu, mais qui a contribué à réduire dans certains endroits le vote des Africains-Américains : la mise en place, dans des États pivots (comme la Floride, la Caroline du Nord ou la Pennsylvanie, etc.) contrôlés par des gouverneurs républicains, de restrictions à l’exercice du droit de vote qui, sans le dire, ont visé en priorité les minorités. Dans certains quartiers, à Philadelphie (Pennsylvanie) par exemple, qui vote largement démocrate, il y a eu des queues de plus de trois heures et beaucoup d’électeurs se sont découragés. Quand les votes sont serrés, comme ça a été le cas lors de cette élection, c’est crucial. On oublie souvent qu’aux États-Unis, les règles électorales sont fixées par les États. De 1965 à 2013, une loi, le Voting Rights Act, a imposé aux États du sud au passé esclavagiste l’obligation de demander une autorisation du ministère de la justice fédéral pour modifier la loi électorale. Elle autorisait aussi l’envoi sur place d’observateurs fédéraux pour s’assurer du bon déroulement des élections. Or en 2013, un arrêt de la Cour suprême a supprimé l’autorisation préalable et réduit drastiquement l’envoi d’observateurs. Immédiatement, par exemple en Caroline du Nord ou en Floride, des restrictions se sont mises en place pour supprimer, notamment dans certains quartiers noirs, le nombre de bureaux de vote, rendre plus compliqué le vote par anticipation, empêcher les inscriptions sur les listes électorales. Certains États ont lié l’inscription à la détention d’un permis de conduire. Or la plupart de ceux qui n’ont pas de permis de conduire sont issus des minorités…

Le Ku Klux Klan, qui a soutenu Donald Trump avec enthousiasme, va organiser début décembre une marche pour célébrer sa victoire. On assiste au retour en pleine lumière d’une organisation fasciste que l’on croyait appartenir au passé…

Oui, avec Trump s’opère un vrai parallèle avec ce grand moment de xénophobie et de nativisme qu’étaient les années 1920. Le Ku Kux Klan était alors devenu une organisation nationale ciblant non seulement les Noirs, mais aussi tous les immigrés, les juifs et les catholiques. Cette poussée a abouti aux quotas d’immigration qui ont largement fermé les portes des États-Unis de 1921 à 1965. Ces lois ont été abolies, sous la présidence démocrate de Lyndon Johnson, par la grande réforme de l’immigration de 1965 qui a créé les conditions de l’Amérique multiculturelle qu’on a aujourd’hui. À ce titre, elle n’a jamais cessé d’être combattue et de susciter une forte opposition d’une partie des républicains.

« Des leçons à tirer » pour la France

Depuis la victoire de Donald Trump, on voit déjà poindre des articles qui disent que Donald Trump ne va pas appliquer son programme, qu’il n’a pas tant de pouvoir que ça… À vous entendre, la victoire de Donald Trump ouvre plutôt la perspective réelle, car juridique et législative, d’un immense retour en arrière aux États-Unis ?

Le pessimisme est plus que de rigueur. Le cauchemar ne fait que commencer. Donald Trump va avoir la possibilité de nommer dans les prochaines années un voire plusieurs juges de la Cour suprême, et cela peut tout faire basculer. La Cour suprême a un rôle considérable aux États-Unis. Un des neuf postes à la Cour est vacant, et Donald Trump va très vite nommer un conservateur. Les deux juges les plus progressistes sont aussi parmi les plus vieux : Ruth Ginsburg a 83 ans et Stephen Breyer a 78 ans. Par ailleurs, un juge conservateur modéré, Anthony Kennedy, a 80 ans. Si ceux-là décèdent ou prennent leur retraite, Donald Trump n’aura aucun problème pour faire confirmer ses propres candidats par le Sénat car les républicains y sont majoritaires, comme à la Chambre des représentants d’ailleurs, ce qui lui donne toute latitude législative.

À la Cour suprême, les candidats sont nommés à vie. Si Trump arrive à dessiner une Cour suprême majoritairement conservatrice, elle risque de rester en place pendant trente ans. Beaucoup de républicains, guère enthousiasmés par Trump, ont d’ailleurs voté pour lui justement pour qu’il nomme des juges opposés à l’avortement, garants du droit constitutionnel de porter des armes, opposés à l’égalité des homosexuels. On peut sans doute dire adieu aussi à la discrimination positive – l’affirmative action, ou ce qu’il en reste, puisque c’est un des grands chevaux de bataille de la droite conservatrice depuis sa mise en place, à la fin des années 1960. Cela dit, il est possible aussi que les démocrates emportent le Sénat (qui a le pouvoir d’empêcher des nominations) lors du prochain renouvellement législatif de 2018. Mais l’Amérique risque quand même d’opérer une bascule vers plus de conservatisme et moins de tolérance.

Faut-il désormais craindre davantage de tensions raciales ? 

La fracture est de plus en plus profonde entre deux Amériques qui ne partagent pas grand-chose. Trump, qui n’a d’ailleurs pas gagné la majorité des voix, est rejeté par la moitié de la population. La polarisation, déjà très forte sous Obama, s’accélère évidemment avec sa victoire. Il risque donc d’y avoir une poussée des tensions. Les premières manifestations anti-Trump sont pour l’instant minoritaires, mais elles peuvent évoluer, ou être contestées par des contre-manifestations violentes, avec des possibilités que cela dégénère.

En même temps, les appels à s’organiser, à reconstruire la gauche commencent déjà à poindre [Bernie Sanders a déjà lancé un appel pour « revigorer » le parti démocrate – ndlr]. L’activisme est aussi mis face à ses responsabilités, car il va devoir élargir les luttes. Le mouvement Black Lives Matter [lire ici notre enquête] n’a pas restreint ses mobilisations aux violences policières, incluant aussi dans ses combats la lutte contre le néolibéralisme et la question du genre. Mais les Latinos sont aussi victimes de violences policières et ils ont pu avoir le sentiment que l’on ne parlait pas d’eux. Il y a, depuis les années 1960 et la mise en place des politiques d’affirmative action, une sorte de rancœur des Latinos vis-à-vis des Africains-Américains. Peut-être, c’est une hypothèse, certains Latinos ont-ils pu être sensibles au discours de Trump qui a visé les Noirs ou les musulmans.

En France, ce vote est perçu comme une sorte de préfiguration de victoire à la présidentielle de Marine Le Pen, qui prône une lecture identitaire de la société. À raison ?

Le vote pour Trump ne s’est pas limité à la question identitaire. Beaucoup de Blancs ne votent pas pour cette Amérique-là, donc c’est plus complexe. Par ailleurs, la candidature de Trump, comme celle de Bernie Sanders, a aussi ramené sur le devant de la scène la question économique, qui avait été un peu éclipsée. Enfin, Trump s’est posé en candidat hors système. Donc, il y a aussi des raisons non identitaires qui expliquent sa victoire. Cela dit, la victoire de Donald Trump doit nous alerter. Après tout, il n’y avait pas de raison que les États-Unis échappent au repli identitaire et nationaliste qui s’est manifesté avec le Brexit, et que l’on constate en France. La leçon de cette élection américaine, c’est que ce qui nous paraît impossible ne l’est pas. Notamment parce qu’il est désormais extrêmement difficile de mesurer la mobilisation électorale. Trump ne bénéficiait pas de l’infrastructure du parti républicain et certaines radios conservatrices ne le soutenaient pas. Pourtant, beaucoup de gens se sont mobilisés individuellement car Trump leur parlait. Il faut garder cela à l’esprit. En France, beaucoup d’électeurs de Marine Le Pen disent : « elle parle comme nous ». Ils ne se sentent pas entendus, notamment dans les médias. Ils en ont marre d’être méprisés et insultés par les  institutions et l’establishment, par une école publique qui prêche des valeurs dans lesquelles ils ne se reconnaissent pas, sur fond de crise économique et politique. Il y a donc des problèmes similaires. Avant la présidentielle française, il y a donc des leçons à tirer. Rapidement.

[13 novembre 2016 Par Mathieu Magnaudeix]

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